I. DECOUVERTES
J’ai découvert la cérémonie du thé un peu par hasard. J’étais étudiant à Rome, lorsqu’un ami ma invité à participer à une "cérémonie du thé" au Centro Urasenke, non loin du Vatican. Nous n’étions que trois dans la petite chambre de thé à la lumière tamisée : Mademoiselle Michiko Nojiri, Maître de thé, mon ami et moi-même. Assis à même les tatamis, notre Maître nous a offert un bol de thé vert, selon un rituel précis que j’aurai l’occasion de décrire plus loin. Ce qui m’a touché ce jour-là c’était la totale humilité des gestes, dans ce cadre d’une extrême simplicité. Cette façon d’offrir un bol de thé était totalement naturelle, et, dans son grand dépouillement, elle exprimait aussi l’accueil dans ce qu’il avait de plus fondamental. Je n’avais jusqu’alors jamais réalisé que cette démarche d’hospitalité pouvait récapituler toutes les formes de rencontres entre les personnes.
La découverte fortuite de cette "voie" spirituelle du chadō (la voie du thé) a été déterminante pour moi, car elle m’a révélé une évidence que je pressentais obscurément : l’Evangile demande simplement de donner corps à l’accueil mutuel. Les autres manières de l’annoncer risquent toujours d’être des manifestations de puissance ou des récupérations ; au mieux elles sont insignifiantes. En effet, tout est dans la manière d’incarner cette démarche élémentaire d’accueil. Il faut pour cela se déterminer à une grande pureté de cœur et une totale absence de retour sur soi. Paradoxalement, c’est en découvrant cette expression si caractéristique du bouddhisme zen, que j’ai mieux compris ce qu’était l’incarnation. Je voyais que le "spirituel" pouvait être totalement incarné dans les gestes, et ici dans les gestes d’une femme. Je découvrais qu’en réalité le "spirituel" n’existe qu’incarné.
Ainsi, dès la première rencontre avec le zen, je recevais une invitation et même une provocation à repenser ma propre foi en établissant un dialogue intérieur entre ces deux approches de la Vérité, si différentes et pourtant si proches, parce qu’intégralement humaines. Je découvrais un bouddhisme très concret, une école pour devenir tout à fait présent. En effet, pour reprendre une expression de Daitetz Teitaro Suzuki, la "voie du thé" est "un petit manifeste du bouddhisme zen ".
On retrouve dans toutes les cultures ce geste d’offrir à boire à l’hôte qui survient. Il suffit d’une simple boisson pour exprimer l’accueil. Nous avons tous eu ce privilège de recevoir un jour une tasse de thé ou un simple verre d’eau fraîche de la part de personnes qui ne nous devaient rien, et nous avons réalisé alors qu’il s’agissait là une démarche significative, emblématique de toutes les relations entre humains. Mais les japonais ont eu l’idée de faire de ces gestes un art, parce que la tradition zen leur offrait un milieu unique où un tel art pourrait se développer. Un proverbe dit en effet : Cha zen ichi mi : Le zen et le thé ont le même goût.
L’usage de boire du thé a été introduit au Japon par les premiers missionnaires bouddhistes, au VIème siècle, mais l’initiative de faire du service du thé une discipline spirituelle revient aux Maîtres japonais qui ont rapporté le zen de Chine, aux XIIème et XIIIème siècles. Par la suite le chadō s’est développé dans l’environnement des monastères zen, puis, peu à peu, dans toutes les couches de la population. Finalement, au XVIème siècle, Sen no Rikyu (… 1591), un laïc de l’école zen et grand Maître de thé du shogūn Hideyoshi, a donné au chadō sa forme actuelle, telle qu’elle est enseignée dans la tradition Urasenke.
Au XXème siècle, Mr. Sen Sōshitsu, quinzième successeur de Sen no Rikyu, a crée plusieurs centres hors du Japon, dont un à Rome. Le Centro Urasenke permet ainsi à tous ceux qui habitent la Ville de "goûter" le bouddhisme zen de la façon la plus concrète.
II. APPRENTISSAGE
Après ma première visite j’ai assisté plusieurs fois à cette "cérémonie", − qu’on appelle plus simplement cha no yu (eau chaude pour le thé), car il ne s’agit vraiment pas d’un cérémonial. − J’avais beaucoup lu au sujet du zen, mais là, rien qu’en regardant, j’ai compris de façon intuitive bien des choses qui étaient restées jusqu’alors théoriques, sinon abstruses.
Toutefois je n’imaginais pas alors que je pourrais faire davantage qu’assister à la présentation de la cha no yu, car je ne voulais pas jouer à "faire comme" les japonais. Il m’a fallu du temps pour désirer enfin m’initier personnellement à la voie du thé. Ce qui m’a déterminé est la façon dont se présentait la vie chrétienne en cette fin du XXème siècle. Je ne parle pas de son contenu, mais de la façon de le présenter, tant au niveau artistique que dogmatique. Mon séjour à Rome m’avait en particulier révélé la grande faiblesse des manifestations baroques ou ostentatoires de la foi. Les innombrables statues aux gesticulations théâtrales, comme d’ailleurs beaucoup de déclarations péremptoires du Vatican, étaient noyées dans le vacarme général de la Ville et étaient devenues insignifiantes. Quant à la liturgie catholique, réduite à des paroles assorties de quelques gestes étriqués ou vagues, elle me laissait très insatisfait et je rêvais de célébrations toutes simples, ponctuées de beaucoup de silence.
J’ai donc finalement demandé d’être initié à cette tradition. Je ne me doutais pas que cela me mènerait plus loin que prévu. J’allais entrer concrètement dans un dialogue de vie avec une spiritualité. Ce ne serait pas seulement une découverte, mais le commencement d’une transformation intérieure.
Sen no Rikyu, le fondateur de la tradition Urasenke du thé, a laissé une collection de cent sentences à l’intention de ceux qui veulent pratiquer cet art. L’une des premières dit :
"Le chadō n’est pas difficile ; il suffit d’un minimum d’habileté,
mais par dessus tout l’amour [pour cet art] et la persévérance."
Je croyais avoir ce minimum d’habilité et j’étais particulièrement motivé. Quant à la persévérance, je ne savais pas encore ce que cela signifiait en milieu japonais.
Les leçons de thé au Centro Urasenke commençaient toujours par une demi-heure de méditation silencieuse et immobile. La première chose à apprendre est en effet la patience qui peut nous transformer. La voie du thé est un chemin long et exigeant. C’est un dō, (en chinois : dao), une voie spirituelle, comme l’art d’arranger les fleurs ou celui du tir à l’arc. Le dō est effectivement un chemin de transformation intérieure. Dans cet esprit ce n’est pas le résultat qui importe, l’opus, mais bien l’élaboration, le processus, l’operatio. Ce qu’on regarde dans une calligraphie est précisément le témoignage d’un homme vraiment libéré, tel qu’il apparaît dans ses traits de pinceau. L’art zen n’est pas, pour l’artiste, une manière de s’exprimer, mais l’occasion d’un travail sur lui-même destiné à purifier son approche de la réalité. C’est surtout le cas pour le chadō quand le "matériau" n’est pas du papier et de l’encre, ou des fleurs, mais l’accueil mutuel. En ce cas le chemin spirituel se situe essentiellement dans les gestes nécessaires au service du thé. Il ne s’agit de rien de moins que d’incarner une ouverture inconditionnelle à l’autre dans un rituel de l’hospitalité poussé jusqu’à sa plus grande perfection.
Sen no Rikyu, a dit :
"La cha no yu n’est rien de particulier :
il suffit de chauffer l’eau, d’y mettre le thé
et puis de le boire calmement.
C’est tout ce que vous devez savoir".
Rien de plus simple en effet, rien de plus naturel, quand on le voit faire par un Maître. Mais en commençant moi-même l’apprentissage j’ai fait la pénible découverte que ce qui semblait tout naturel pour mon Maître m’était pratiquement impossible ! Ma gaucherie, mes inhibitions et tous mes complexes apparaissaient au grand jour, dès que j’essayais de faire comme elle. De fait, les gestes, comme l’écriture et les actes manqués, trahissent notre attitude intérieure, si souvent mélangée. Il faut beaucoup de temps et un long chemin pour retrouver notre simplicité. Les premières tentatives pour préparer le thé sont des expériences humiliantes. Mais, en travaillant patiemment et surtout humblement à améliorer ces gestes, il est aussi possible d’agir sur l’attitude intérieure et de retrouver peu à peu une simplicité seconde.
La gestuelle de la cha no yu n’est pas difficile en soi. Tous les gestes sont pratiques, nécessaires à la préparation traditionnelle du thé. Aucun n’est symbolique ou simplement décoratif. Tous sont indispensables. Celui qui prépare et ceux qui reçoivent le bol doivent donc respecter un rituel précis, mis au point au XVIème siècle. Les exigences très strictes de ce rituel ne constituent pas une entrave à l’expression personnelle. Au contraire. Comme les notations d’une partition de musique, elles sont des indications indispensables si l’on ne veut pas faire n’importe quoi. Mais le respect de ces contraintes permet paradoxalement à celui qui agit ainsi de libérer sa vraie personnalité. Il suffit, comme le recommande Rikyu, de beaucoup aimer son "art" et de le vivre comme un dō, pour lui consacrer tout le temps nécessaire.
A cet égard un autre adage de Rikyu peut constamment être vérifié au cours de cet apprentissage :
"Si vous voulez vraiment progresser,
vous devez régulièrement recommencer par le commencement."
Pour la pratique du thé, nous restons toujours des débutants, car l’esprit zen est un "esprit de débutant", un "esprit neuf" (shō shin). Consentir à toujours recommencer est certes une rude épreuve, surtout pour les Occidentaux. Mais c’est une bonne école pour nous guérir du besoin incessant de nous affirmer. Ainsi finalement notre vraie personnalité peut se désentraver de la volonté de se dire, et les gestes deviennent spontanés, d’une spontanéité seconde.
Cela fait partie intégrante de la formation japonaise à tous les arts, jusqu’à l’apprentissage de l’origami, le pliage du papier : il faut s’éreinter, dépasser ce qu’on croyait ses limites et surtout ne jamais se laisser aller à des états d’âme. La douleur provoquée par la posture assise sur les talons pendant les longues cérémonies du thé peut devenir obsédante, mais, comme le dit alors mon Maître : "Ce n’est pas important ; il suffit de ne pas y penser". L’ennui de devoir regarder longuement les autres offrir le thé, sans pouvoir le préparer à son tour, peut aussi devenir lancinant, mais "regarder en silence comment les autres font est une pratique tout aussi importante que celle d’offrir la tasse, plus importante même". Pour m’éviter tout état d’âme trop complaisant, elle n’a jamais fait d’appréciation positive, à propos de ma manière de pratiquer. Mais un jour, après plusieurs années de pratique, elle a seulement laissé échapper un jour : "C’est déjà un peu moins ridicule !"
L’initiation au chadō est une école d’objectivité. Au début, quand je ne parvenais pas à bien exécuter un geste, je trouvais facilement une excuse : "Cette tasse est particulièrement rugueuse", ou "C’est la serviette qui n’est pas de bonne qualité", ou encore : "Je suis dérangé par la conversation autour de moi ; − bref, ce n’est pas mon problème". Mais j’ai appris à cette école qu’il fallait pouvoir travailler même avec des objets plus rétifs ou en des circonstances moins favorables. J’ai compris qu’il ne fallait ni esquiver ma responsabilité ni masquer "mon problème". Sinon je n’arriverais jamais à cette spontanéité seconde, au-delà de mes vieux complexes.
Il faut beaucoup de temps pour assimiler la méthode spécifique de cette gestuelle zen. Comme on le fait remarquer pour toutes les voies spirituelles d’Orient, il s’agit d’un travail analogue à celui du musicien qui accorde son instrument, un koto par exemple. Toutes les cordes doivent être tendues à leur juste mesure : trop peu tendues, elles ne donnent pas le bon ton, ni même aucun son ; trop tendues, elles sonnent faux et risquent finalement de casser. Il n’y a qu’une façon de bien faire, pour chaque corde et pour toutes ensemble. Mais quand on s’est soumis à cette exigence rigoureuse, c’est un univers musical infini qui s’ouvre à nous. Il ne s’agit pas d’appliquer une série de prescriptions minutieuses, mais de créer pour l’hôte un climat d’accueil dans la simplicité.
A la base de toutes les pratiques de la voie du thé, il y a une recherche du bon tonus ou de la juste tension au niveau du tanden (ou hara), le centre vital, situé au niveau de l’abdomen. Cette insistance sur l’abdomen comme lieu du combat spirituel peut paraître étrange ; elle est cependant déterminante. L’attention au corps, et précisément à cette partie du corps, est caractéristique du zen. Il apparaît clairement à l’expérience qu’un geste posé avec cette attention au tanden acquiert une force, une cohérence et une simplicité sans cela impossibles. Alors seulement les gestes ne sont pas "ridicules". Il en va de même pour tous les dō japonais, qu’il s’agisse de la calligraphie, de l’aïkidō ou du théâtre nō. L’initiative des gestes ne vient pas de la tête pensante, mais du centre de l’énergie, du ki, cette force cosmique qui nous traverse et se manifeste au niveau de l’abdomen. Cette partie de nous-mêmes que nous considérons comme moins noble est cependant décisive à un niveau plus existentiel. En réalité ce ne sont ni notre force ni notre initiative qui importent, mais la communion à une force mystérieuse qui nous dépasse et nous traverse. Pour l’Occidental non averti, tout cela peut sembler étrange, voire aberrant, mais, à l’expérience, la méthode est très convaincante. Si, par exemple, le geste de poser devant l’invité la tasse de thé que l’on a soigneusement préparée exprime déjà beaucoup de gentillesse, lorsque il est habité par la force du ki, il acquiert une valeur bien plus grande, car alors il n’exprime plus seulement un contact interpersonnel, il révèle une démarche de don qui nous dépasse. Pour vraiment honorer l’hôte, il convient de l’introduire par ces simples gestes dans un dynamisme aux dimensions cosmiques.
Une fois cette attitude de base acquise, il reste à observer d’autres règles de conduite, pour que les gestes soient effectivement habités et porteurs de sérénité. Il faut respecter le rythme de chaque geste. Si l’on prend le natsume, le petit pot à thé en laque, pour le nettoyer, il a, à ce geste, un commencement, bien net, mais pas pour autant captatif ; à son sommet il faut ménager un infime moment de pause ; enfin le geste doit se terminer par un autre bref moment d’arrêt, pour ne pas donner l’impression qu’on était content d’en être quitte. Ensuite seulement on peut entamer un autre mouvement, sans risquer la confusion. Posés ainsi, les gestes acquièrent leur vraie dimension.
Une autre règle de cette grammaire des gestes vient de la tradition du théâtre nō, telle que formulée par Zeami (… 1443) : il demande d’être plus attentif aux membres immobiles qu’à ceux qui bougent, parce que l’attention à ce qui est immobile et ferme permet d’ancrer le silence au cœur de l’action.
Je pourrais ainsi énumérer un grand nombre de règles précises, mises au point au cours de l’histoire de la voie du thé. Je veux cependant encore redire que le sens de cet apprentissage rigoureux n’est pas de former des virtuoses, mais de libérer le cœur. En effet, selon Rikyu :
"Le vrai thé est préparé avec de l’eau puisée au fond du cœur,
lequel est insondable".
Ce patient travail sur soi passe aussi par une grande attention aux choses. Le rapport aux objets en dit long sur notre attitude intérieure. Dans l’esprit du zen toutes les choses qui nous entourent, méritent le plus grand respect. Elles ne sont pas uniquement des moyens pour véhiculer une expression, elles ont une valeur intrinsèque.
Dans cette tradition ancienne la préparation du thé n’est pas difficile en soi. Le thé qu’on y utilise est le macha, une poudre de feuilles de thé moulues. Il s’agit de mettre un peu de cette poudre dans une grande tasse, d’y verser de l’eau bouillante et de mélanger le tout à l’aide d’un petit fouet en bambou effiloché. Tous ces objets sont généralement très simples, faits de matériaux communs : terre cuite, bambou, papier ou fonte, mais ils doivent être de grande qualité.
Pour que la cha no yu se déroule dans de bonnes circonstances, presque tous les arts sont convoqués, non seulement les arts du geste, mais aussi les arts plastiques. On accède au pavillon de thé par un petit jardin tout à fait caractéristique (rōji). Le pavillon lui-même (chashitsu) est généralement construit dans un style d’architecture très élaboré, à partir de celle des petits ermitages de la montagne (sōan). A l’intérieur, il comporte toujours une petite alcôve (tokonoma), un espace où personne ne pénètre et où sont placés une calligraphie (kakejitsu), œuvre d’un Maître zen, et un arrangement floral particulier (chabana). Les objets directement nécessaires à la préparation du thé sont autant d’œuvres d’art, qu’ils soient en laque, en bois en bronze, en fonte ou en céramique. Les tasses en particulier (chawān) sont l’objet d’une très grande attention. Je pense que si le chadō est tenu en très haute estime par les Japonais, c’est parce qu’il est au carrefour de tous les arts. S’initier au thé est une des meilleures manières de s’initier à la culture japonaise dans son ensemble.
Il y a d’ailleurs une manière, typique de cette tradition, d’apprécier ces objets (haïken). Après les avoir utilisés on s’attarde à les regarder de plus près, pour vérifier leur texture, leur grain, leur forme, leur poids, leurs aspérités ou leur douceur au toucher. Tous les sens sont constamment invités à cette synesthésie. On apprécie particulièrement le sābi, la patine que ces objets acquièrent grâce à un long usage respectueux. Quand on a ainsi bien pris en compte toutes ces choses, on s’aperçoit que cette attention n’est pas volée aux convives ; elle s’étend tout naturellement à chacune des personnes qui participent à la cha no yu.
Ce qui caractérise surtout le chadō est précisément la manière dont il favorise la rencontre. C’est normal, puisqu’il s’agit de l’art de l’hospitalité. Tout est mis en œuvre pour que l’invité se sente dans son élément.
Un texte célèbre de la littérature du Moyen-Âge japonais a provoqué beaucoup de réflexions au cours des siècles. Il s’agit des "Souvenirs de ma cabane de moine" écrits par Kamo no Chōmei au XIIème siècle. Ancien grand dignitaire de la cour impériale, cet aristocrate avait décidé de se retirer dans la montagne au nord de la capitale. Dans les notes qu’il nous a laissées il décrit les joies austères de sa vie. Il fait remarquer combien les oiseaux qui fréquentent son ermitage semblent tout à fait à l’aise ; les poissons du petit lac sont aussi dans leur élément, et pour cause : ils sont des poissons dans l’eau. Mais il se demande alors pourquoi les hommes semblent ne jamais être dans leur élément. Ils marchent souvent accablés ou asservis ; en d’autres cas on les voit battre la semelle comme des conquérants. Où pourraient-ils être dans leur élément ? A cela Rikyu, quelques siècles plus tard, apporte une réponse : c’est dans la petite chambre de thé que l’homme peut être vraiment lui-même, sans complexe ni arrogance. Là il découvre que son élément est la convivialité.
Il n’est donc pas juste de présenter la cha no yu comme le récital d’un soliste qui prépare et offre une tasse de thé devant un public, éventuellement très attentif. Car en réalité, si l’on veut présenter la chose comme un spectacle, c’est celui d’un dialogue tacite entre le maître de maison qui offre le thé et ses invités. La cha no yu n’existe que dans cette rencontre.
Ce souci d’assurer une véritable rencontre au cours de la cha no yu appa-raît clairement dans les quatre principes qui en régissent la pratique. Ils concer-nent la discipline intérieure, le soin pour les objets mais surtout le respect pour les hôtes invités. Ce sont :
- wa, l’harmonie,
- kei, le respect,
- sei, la propreté
- jaku, la sérénité.
Il est nécessaire de les expliquer si nous voulons pénétrer plus avant dans la compréhension de ce "petit manifeste du zen". Wa, l’harmonie, est à la base de tout comportement japonais. Il s’agit du rapport juste et naturel entre les personnes et entre les choses, entre le ciel et la terre. Kei, le respect, concerne encore ces rapports, mais avec une insistance particulière sur la hiérarchie à respecter en tout. Sei signifie la propreté extérieure, mais aussi la pureté intérieure, la sobriété et la loyauté. Jaku est l’aboutissement de tout ce processus : quand on offre un bol de thé, c’est surtout la sérénité que l’on offre.
Mais ce qui me semble le plus remarquable en ces quatre principes est le fait qu’ils rappellent les quatre grandes religions ou philosophies du Japon ancien. Wa évoque le tao, sei le confucianisme, kei le shintō et jaku le bouddhisme. Or dans la tradition du chadō, ces différents principes sont réunis dans une intention œcuménique. Bien que la voie du thé soit d’inspiration typiquement bouddhiste zen, − et tous le savent, − celui qui invite d’autres à recevoir un bol de thé ne tient pas à manifester explicitement cette appartenance. Non parce qu’il en serait moins convaincu, mais précisément parce qu’il lui semble encore plus important de bien accueillir tous ceux qui se présentent. A l’origine il y avait, parait-t-il, une image bouddhique dans le tokonoma. Mais, par la suite, les Maîtres de thé ont préféré y pendre un kakejiku, une sentence calligraphiée qui évoque une image poétique ou une sagesse universelle. L’invité peut être d’une autre religion que le bouddhisme, il ne se sentira pas pour autant moins bien reçu ; il y reconnaîtra même un aspect de sa propre conviction dans l’un ou l’autre des quatre principes. Je trouve ce trait particulièrement intéressant : une pratique cohérente est plus importante qu’une profession de foi correcte. La chose mérite d’être retenue, parce qu’une telle option est rare.
Dès les origines, la tradition du chado a manifesté du respect pour les étrangers. On sait que Rikyu était en contact avec tous ceux qui, au Japon de l’époque Momoyama, étaient ouverts sur ce qui, de l’une ou l’autre façon, pouvait favoriser l’évolution du pays. Il était ainsi en contact régulier avec des chrétiens et en avait parmi ses meilleurs disciples. De leur côté les missionnaires chrétiens, intrigués par ces chajin (hommes du thé) prêtaient une grande attention à cette voie du thé. La description la plus précise de la cérémonie du thé à cette époque nous est d’ailleurs conservée dans un livre du Père Juan Rodriguez Tsuzu, S.J. (… 1634).
Les historiens discutent encore au sujet d’éventuelles influences du christianisme sur la façon d’offrir le thé. Certains gestes, tel que celui d’essuyer la tasse, seraient inspirés par la manière dont les prêtres catholiques essuient le ca-lice à la fin de la messe. Personnellement, je vois plus volontiers une influence de l’Evangile dans le souci de Rikyu pour la fraternité entre les convives. Il y aurait là, dans la fraternité, comme un cinquième principe implicite, à côté de l’harmonie, le respect, la pureté et la sérénité. Je ne prétends pas que ce souci pour l’égalité et la fraternité lui ait été dicté de l’extérieur, car il est déjà présent dans la tradition bouddhique. Mais il est bien possible que le contact avec les chrétiens ait été l’occasion pour lui de développer un trait déjà présent.
Quelle qu’en soit l’origine, cette attention à l’égalité entre tous les participants, lors de la cha no yu, est essentielle pour la rencontre. Avant d’entrer, les participants se dépouillent des insignes de leur statut social et les samouraïs laissent leurs sabres dans un râtelier prévu à cet effet. A l’intérieur, c’est le premier entré qui est considéré comme l’invité le plus important. Cette exigence d’égalité foncière est effectivement une condition pour la convivialité. Une sentence du Zenrin exprime cela de façon lapidaire : "Autour du feu il n’y a plus ni hôte ni invité".
J’aime beaucoup cet adage qui exprime ce qui se passe dans la chambre de thé, et bien au-delà : dans la mesure où l’on approche ensemble de l’essentiel inatteignable, symbolisé ici par le feu, les différences conventionnelles n’ont plus de sens.
III. APPROFONDISSEMENT
Au-delà des précisions pratiques ou historiques, il me faut à présent aborder l’intuition philosophique et religieuse que la tradition du chadō a développée dans l’art d’accueillir. Cette intuition est particulièrement originale et instructive : pour accueillir au mieux l’hôte invité, Rikyu ne choisit pas la générosité et le raffinement, mais plutôt le dépouillement.
A cette époque, au XVIème siècle, le thé était devenu la boisson ordinaire des japonais. Mais il avait une importance particulière dans certains milieux. A côté du rituel des temples, une cérémonie plus esthétique avait été élaborée dans les milieux aristocratiques. Cette cérémonie avait atteint un haut degré de subtilité et d’élégance, grâce à la collaboration de grands artistes de l’époque Ashikaga. C’est alors que Rikyu a opéré une révolution dans cette tradition.
On raconte à son sujet une anecdote, l’histoire d’une découverte décisive pour la suite de sa vie. Un jour, il avait dû préparer le thé pour le shogūn Hideyoshi dont il était le Maître de thé. Il le faisait toujours selon un rituel raffiné, avec des objets rares et précieux, dans une chambre de thé dont tous les éléments en bois étaient dorés à la feuille. Or, sur le chemin du retour, en traversant la rivière Kamo, il aperçut, sur la berge, un vagabond, assis près d’un brasero rouillé, qui se préparait aussi une tasse de thé dans un chawān rustique. Intrigué, puis fasciné il vit cet homme boire son thé avec une totale sérénité. Et il dit : "Voilà mon Maître ! Désormais je vais essayer de préparer le thé aussi bien que lui". Il avait compris ce que d’autres avaient saisi depuis Ikkyu (mort en 1481) : la sérénité recherchée sur la voie du thé est "une inexplicable et très calme joie, profondément cachée dans une pauvreté banale". (Hisamatsu). Sans renier la qualité sacrale et artistique de l’antique tradition, il décida donc de qualifier l’accueil en prenant les choses par l’autre bout, en veillant surtout à la simplicité et la pureté du cœur. La tradition appelle la voie qu’il a développée le wabi cha, le thé wabi.
Le wabi peut se définir approximativement comme l’expérience paradoxale du contentement dans l’insuffisant et même de la joie dans la précarité. Le poète Bashō (mort en 1694) en est un témoin caractéristique. Il se reconnaît lui-même comme "un pèlerin à la merci du vent ou du premier venu, et qui a bu la coupe du wabi jusqu'à la lie".
Le goût du wabi est issu des milieux monastiques qui savent apprécier les choses simples. Aucune des réalités ordinaires n’y est banale : on respecte même les plus infimes. Dans cet esprit le wabi peut se définir comme l'art de sauver les choses ordinaires de la banalité en y révélant une merveilleuse simplicité et une secrète joie.
Mais c’est dans des milieux artistiques que cet art de vivre a ensuite été élaboré. En réaction contre une tendance au faste et à la richesse ostentatoire de cette époque, des artistes, inspirés par le bouddhisme zen, ont proposé un "art pauvre" capable d’encore nous inspirer.
Le wabi ou l’art zen, est précisément caractérisé par sa connaturalité avec l’espace, la vacuité et le silence. Il est issu du silence et y conduit. Cet art d’une simplicité extrême n’est pas pure absence − qui ne serait qu'insignifiance − il est un son ténu, un trait, un geste, le contraire du silence, mais un "contraire complice" si je puis ainsi m’exprimer, car il appelle et provoque l’émergence du silence et de l’espace.
C’est en ce sens que le wabi est, me semble-t-il, l’expression esthétique la plus pure du bouddhisme mahāyāna. Même s’il ne représente que rarement des images bouddhiques, mais plus volontiers des montagnes à l’horizon, des enfants qui jouent ou des navets et des concombres, il est une application de l’intuition fondamentale du mahāyāna : le nirvāna est dans le samsāra, ce qui pourrait presque se traduire : "l’absolu est dans le contingent". Une telle formulation peut sembler contradictoire, mais l’art zen peut nous aider à comprendre que le samsāra, ce minimum suffisant dont j’ai parlé plus haut, peut effectivement être le lieu d’une prise de conscience de l’essentiel, l’occasion d’une expérience, au moins initiale, du nirvāna.
Mais revenons à la préparation du thé. Si les Maîtres du wabi ont choisi cette petite cuisine pour en faire un "manifeste du zen", c’est précisément parce que de tels gestes élémentaires et quotidiens sont le minimum suffisant où la voie de l’éveil peut au mieux se révéler. Ils voulaient relever le défi lancé par le Patriarche Lin tsi (Rinzaï en japonais, mort en 867) qui a laissé le fameux dicton : "La voie : ton cœur ordinaire". On cite aussi volontiers dans les milieux du cha dō la réponse du laïc P’ang (mort en 808) au Maître Shih-t’ou qui lui demandait ce qu’il faisait d’aussi extraordinaire pour attirer tant de personnes à sa suite : "Mes activités quotidiennes ne sont pas extraordinaires, seulement je suis en harmonie naturelle avec elles. Je ne retiens rien, je ne rejette rien, et nulle part je ne rencontre d'obstacle ou de conflit. Vous voulez connaître mon ‘pouvoir surnaturel’ et mon ‘activité merveilleuse’ ? Je cherche de l’eau à la source et je coupe mon bois à brûler."
Un peu plus tard, au XIIIème siècle, Dōgen Zenji (mort en 1253) a encore contribué à développer l’estime de la vie quotidienne. Il avait entrepris le périlleux voyage vers la Chine pour y rencontrer les Maîtres authentiques du ch’an, qui deviendrait le zen au Japon. En remontant le fleuve il arriva finalement au Keitoku-ji, le monastère où vivait le célèbre Maître Tendō Nyojō. Au débarcadère, le premier moine qu’il rencontra était le cuisinier venu acheter des champignons. Quel ne fut pas son étonnement en apprenant que c’était lui le grand Maître ! La tâche de cuisinier est en effet une des plus propice au développement de l’attention. On sait que Dogen a ensuite écrit un opuscule célèbre intitulé "Instructions au cuisinier". Décidément le travail à la cuisine semble très en harmonie avec la voie du zen.
Le chadō, on le voit, trouve sa place au cœur du bouddhisme. Les quelques gestes exigés par cette pratique si ordinaire doivent être des "gestes justes", pour qu’ils puissent évoquer l’essentiel de la rencontre, lequel est du côté du silence. Certes, les convives se parlent, − en évitant toutefois ce qui pourrait troubler l’harmonie et la sérénité. Mais la rencontre ne s’effectue pas seulement par des paroles ; les gestes et le climat général sont encore plus déterminants. Comme le soir, en été, la voix "porte" plus loin, parce qu’elle est soutenue par une atmosphère plus dense, ainsi la qualité incantatoire des gestes "porte" la communication avec plus d’intensité. Il en va de même ici que pour le lavis de Sesshu évoqué plus haut, où ce ne sont pas tellement les traits qui comptent, mais la partie du papier laissée en blanc : l’espace et le silence habité sont essentiels à la rencontre. Dans la cha no yu, le rituel favorise la connaturalité avec la vacuité et c’est là, en définitive, que se noue la rencontre, depuis cet espace de silence au cœur de chacun des convives.
Alors il est possible de réaliser concrètement ce dicton japonais : Ichi gō, ichi ye (une rencontre : une vie). Une rencontre, même brève, peut récapituler toute une vie quand elle est vécue à ce niveau.
Quant à moi, après plusieurs années de pratique, je comprenais mieux ce qui m’avait fasciné lors de ma première découverte de la cha no yu à Rome et qui allait m’inspirer par la suite.
IV. PROLONGEMENTS
Au terme de cette initiation, je dois reconnaître que j’ai beaucoup appris, mais aussi beaucoup désappris. J’avais commencé mon apprentissage dans le but de diversifier et d’enrichir mes compétences, mais je me retrouve finalement traversé par bien des questions et obligé de revoir considérablement mes convictions. Je réalise surtout que l’accueil, − tout accueil, − est d’abord une démarche de dépouillement, tant pour celui qui donne que pour celui qui reçoit. L’hospitalité ne consiste pas, comme je le croyais, à combler l’invité de ma générosité ; ce qui compte ce n’est ni de donner, ni de recevoir, mais seulement d’être ensemble dans la gratitude. "Tout abandonner, tout recevoir : le zen n’est rien d’autre" me répétait constamment mon Maître de thé.
En conclusion à ce chapitre je voudrais donc recueillir quelques unes des exigences de l’accueil à l’école du wabi cha, car, même si elles ont été élaborées dans une culture très particulière, elles ont néanmoins une portée universelle.
Une insistance propre à cette tradition, mais très éclairante pour la notre, est la non intentionnalité. Certes, quand nous invitons quelqu’un à recevoir une tasse de thé, c’est bien avec l’intention de lui être agréable, mais au moment même où nous lui présentons la tasse, il ne faut pas peser sur lui en manifestant trop notre bon vouloir. Rikyu recommande de "tout faire pour bien recevoir notre hôte, − encore faut-il qu’il ne s’en aperçoive pas", car il se sentirait alors obligé vis-à-vis de celui qui s’est donné tant de peine, et l’atmosphère en serait alourdie.
Pour que la rencontre se fasse dans un climat de liberté-vacuité, il convient aussi que l’hôte et ses invités renoncent à se dire. Au contraire : ils écoutent ensemble. Ils entendent le son des objets de bambou ou de céramique, et surtout le bruissement de l’eau qui bout dans la bouilloire, − n’est-ce pas le murmure du vent dans les pins ? − Ils regardent la calligraphie, se laissent imprégner par la lumière diffuse de la chambre et sentent le parfum de l’encens du fourneau. Ils se parlent calmement, mais veillent à ne pas interférer avec ce climat où tous reconnaissent "l’immense simplicité des choses". Les convictions fortes ne se communiquent pas par des affirmations, mais bien plutôt par une présence mutuelle attentive.
J’ai cité en commençant l’adage japonais : "Le thé et le zen ont le même goût". Ce goût est le goût de l’unité. Ce qui fait de la cha no yu un petit manifeste du zen apparaît au mieux dans cette option pour un dépassement très concret de la dualité. Quand, en Occident, nous offrons une tasse de thé, nous apportons devant notre invité une théière déjà préparée, car, selon notre façon de voir, il ne convient pas de lui imposer le spectacle de la préparation du thé, toujours considérée comme un peu servile. Au contraire, au cours de la cha no yu, comme nous l’avons vu, la préparation est faite devant les hôtes : on ne leur offre pas seulement le résultat, mais aussi le travail attentionné qui l’a produit, car il est aussi un cadeau. La tradition du chadō n’oppose pas travail et jouissance des fruits du travail. Elle n’oppose pas perfection et précarité. Au lieu de procéder par oppositions, le zen préfère établir des liens contrastés et insolites, mais féconds. C’est ainsi que la cha no yu est une méditation au cœur de l’action, un rituel où l’intériorité n’est pas opposée à la communication. Le sacré et le profane ne s’y excluent jamais. On reconnaît bien là le goût du zen.
Depuis ma rencontre avec cette tradition du chadō, j’ai eu de très nombreuses occasions de nouer des dialogues interculturels et interreligieux. Je réalise aujourd’hui que j’ai assez spontanément entrepris ces démarches dans l’esprit de ma première formation sur la voie du thé. J’ai toujours essayé de situer le dialogue dans un contexte plus vaste et plus engageant, celui de l’hospitalité.
Il existe en effet de nombreux types de rencontres entre humains, selon les circonstances. Celui qui convient le mieux aux rencontres avec les étrangers que l’on veut particulièrement respecter est cependant peu développé. Le chadō nous en offre un modèle précieux. Entre, d’une part, la rencontre amicale et amoureuse qui tend vers la connivence et l’immédiateté et, d’autre part, la négociation, le colloque ou l’entretien de service qui doivent absolument respecter les distances, la cha no yu est une rencontre intense, profonde, mais discrète. Elle se réalise dans l’humilité, tous les participants étant assis par terre, et elle passe toujours par la médiation d’une tasse et d’un rituel. La communication n’est pas uniquement interpersonnelle, entre l’hôte et les invités ; elle reste ouverte, transpersonnelle, voire même cosmique. Elle n’épuise pas le champ relationnel, mais l’ouvre sur un espace de vacuité évoqué par le tokonoma qui sauve le chashitsu de tout enfermement intimiste. Je vois dans le chadō un archétype de la rencontre de l’autre comme tel.
Pierre de Béthune
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Résumés :
LA CEREMONIE DU THE JAPONAISE - UN PETIT MANIFESTE DU ZEN
Les paroles sont essentielles pour la communication entre humains. Mais on sait que les contacts verbaux sont parfois difficiles. La diversité des langues est un obstacle majeur et même quand on utilise une même langue, les mots sont quelquefois ambigus et compromettent gravement le dialogue. Les gestes, au contraire, donnent des messages que tous comprennent et peuvent assurer une communication très intense.
Le chadô, la "voie du thé" est une forme d’art qui a choisi comme support les gestes élémentaires du partage d’une tasse de thé. Cette forme d’hospitalité qui consiste à donner à boire se pratique en toutes les cultures de l’une ou l’autre façon. Il s’agit d’un archétype de la rencontre interpersonnelle médiatisée par des gestes profondément humains. Mais seuls les japonais ont tenté de faire de ces gestes un art, ou plus précisément un dô, une pratique spirituelle.
La "voie du thé" est une école de vie. Son apprentissage est très exigeant, car il demande un grand travail sur soi, pour purifier le rapport à l’environnement. Pour que ces gestes soient non seulement efficaces, mais aussi respectueux et harmonieux, l’adepte de cette méthode spirituelle doit apprendre à maîtriser sa gestuelle grâce à une discipline intérieure typique pour la tradition zen. Mais, à l’expérience, il apparaît que la qualité de la présence à soi assure l’intensité de la communication. En effet, le climat induit par la beauté de la gestuelle "porte" en quelque sorte le message à travers l’espace de la rencontre, et plus efficacement que des paroles explicites.
De toute façon, à cette école, l’on se découvre peu à peu changé, non seulement dans sa démarche, mais aussi dans sa vision des choses : on prend conscience de l’importance de cette relation interpersonnelle juste. Oui, c’est dans la convivialité que les humains peuvent enfin vraiment être eux-mêmes.
On associe généralement le zen à la méditation. Le chadô est une action, mais, quand cette maîtrise gestuelle est vraiment intériorisée au point de devenir une seconde nature, l’action est pénétrée de silence et d’intériorité. Action et méditation ne sont alors plus opposées. Il devient davantage possible d’avoir une activité pénétrée de méditation.
La chadô est au carrefour de la culture japonaise. La plupart des arts y sont convoqués : architecture, calligraphie, art floral, céramique, gestuelle, etc. Il n’y a pas de meilleure introduction à la civilisation japonaise.
Pour les chrétiens le repas de l’Eucharistie récapitule toute leur foi. Mais ils risquent de perdre de vue une composante importante de ce repas en négligeant la gestuelle de ce rite et en accentuant unilatéralement les paroles. La pratique du chadô permet à ceux qui célèbrent l’Eucharistie de lui restituer sa dimension gestuelle si essentielle. Après tout, en instituant l’Eucharistie, le Christ n’a pas dit : "Dites ceci en mémoire de moi", mais : "Faites ce-ci… ".
Le chadô peut être un lieu majeur de rencontre interreligieuse.
Pierre de Béthune
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THE JAPANESE TEA CEREMONY - A SHORT ZEN MANIFESTO
Words are essential for communication between human beings. It is well known, however, that verbal contact can be sometimes difficult. The diversity of languages is a major obstacle and even when the same language is used, words can be ambiguous and seriously hinder the dialogue. Actions, on the other hand, give messages which all understand and which bring about a very deep level communication.
The chadô, the "way of tea", is an art form based on the elementary act of sharing a cup of tea. This form of hospitality, which consists in giving something to drink, is found in all cultures in some fashion or other. It is an archetype of the meeting between persons which is mediated by profoundly human actions. It is only the Japanese, however, who have developed this gesture in an art form, or rather more exactly into a dô, a spiritual practice.
The "way of tea" is a school of life. Its apprenticeship is very demanding, for it means working on oneself in order to purify one’s relationship with the surroundings. In order for the actions to be not only effective but also respectful and harmonious, the adept in this spiritual method must learn to master his actions thanks to an interior discipline which is typical of the Zen tradition. It becomes clear, however, that the quality of self-awareness produces an intense form of communication. In effect, the atmosphere brought about by the beauty of the gestures "carries" in some fashion the message across the intervening space more effectively than spoken words.
In any case, in this school one observes a gradual change in oneself, not only in one’s manner of acting but also in one’s view of things: one becomes aware of the importance of authentic interpersonal relationships. Indeed, it is in conviviality that humans can at last truly become themselves.
Zen is usually associated with meditation. The chadô is an action, but when mastery of action is truly interiorised to the extent of becoming second nature, the action is suffused with silence and interiority. Action and meditation are then no longer opposed. It becomes increasingly possible to engage in activity which is permeated by meditation.
The chadô is at the crossroads of Japanese culture. Most of the arts are involved in it: architecture, calligraphy, floral art, ceramics, gesture etc. There is no better introduction to Japanese civilisation.
For Christians, the Eucharistic meal sums up their whole faith. But they risk losing sight of a significant aspect of this meal if they neglect its gestual aspect and emphasise the words in a one-sided fashion. The practice of chadô allows those who celebrate the Eucharist to restore its gestual dimension which is so essential. After all, in instituting the Eucharist, the Christ did not say: "Say this in memory of me", but: "Do this …".
The chadô can be a major locus of interreligious meeting.
Pierre de Béthune
Photo : Elisabeth Moustafioglou
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