La conscience de soi
Pour comprendre ce qu’est la conscience de soi, on peut essayer de se focaliser sur l’expérience de la conscience que l’on a d’être soi-même. C’est à la fois simple et difficile. Il ne s’agit pas d’une connaissance intellectuelle, ni d’un ensemble de sensations ; c’est plutôt une perception à l’intérieur de soi de la présence de soi. On peut parler d’une présence de soi à soi. Il ne s’agit donc pas de se focaliser sur les pensées ou sur les informations que l’on pourrait avoir à son propre compte, mais véritablement sur la conscience que l’on a d’être soi-même.
Cette conscience de soi, c’est celle nous accompagne au quotidien, jour après jour, parfois même la nuit, et que nul autre que soi ne peut partager. C’est la dimension de la conscience qui définit chacun d’entre nous en tant que personne, et qui me fait dire "je suis moi".
Jusqu’ici, rien d’extraordinaire. Ce qui est stupéfiant, en réalité, c’est que la conscience de soi n’est pas limitée à la forme que je viens de décrire.
On peut en effet dépasser la limite temporelle de cette conscience, en la faisant par exemple déborder du moment présent pour en saisir la continuité dans le temps. Chacun de nous peut se souvenir, par exemple, de la conscience qu’il ou elle avait de soi lors d’un événement particulier de son enfance. Les idées, l’expérience, la maturité ont changé, bien sûr. Mais cette conscience, elle a un air familier.
En ce moment particulier de sa vie, on était soi, on en avait conscience, et cette conscience dure jusqu’à ce jour, jusqu’à ce moment même où nous sommes réunis dans cette salle, et où je vous parle. Cette conscience, c’est la conscience du soi individuel. Et elle dure dans le temps.
On peut aussi tenter de dépasser la limite spatiale de cette conscience. Et c’en est là un aspect proprement mystifiant : elle offre une échappée hors de la personne, hors de l’individu. Au premier abord, cette conscience paraît clairement unique à chacun, et personne d’autre que soi ne la partage. Si je suis Ariane, je ne peux pas être aussi quelqu’un d’autre. D’un autre côté, est-ce qu’il n’est pas difficile d’imaginer que la conscience que j’ai de moi est différente de celle qu’a l’autre de lui ou d’elle ? Il y a un paradoxe ici : intuitivement, la conscience qu’a l’autre de lui-même – ou d’elle-même – doit, et à la fois ne peut pas, être différente de la conscience que j’ai de moi. Je me pose alors la question : dans quelle mesure ma conscience est-elle uniquement individuelle ?
Les catégories de la conscience
Mais nous ne sommes ici qu’au début de nos surprises. En réalité, cette conscience se "décline" de nombreuses façons entre la conscience ordinaire du soi individuel, de la personne – celle qu’en shivaïsme on nomme jīva, et qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace – et la conscience du soi ultime, qu’on nomme śiva, qui est infinie, hors du temps, et qui nous habite tous.
Ces différentes "déclinaisons" du soi coexistent en chacun de nous et se télescopent l’une l’autre. Mais le plus souvent, nous n’avons conscience que d’une d’entre elles à la fois. Le terme sanscrit pour les désigner est tattvas, qu’on traduit diversement en français par éléments, catégories, essences, principes essentiels, réalités, aspects de la réalité (1), vérités, etc. En anglais, on a aussi "thatness". (2) [NDLR : cf. note 2 pour accéder à des tableaux systématiques des tattvas.]
Notre immense privilège en tant qu’êtres humains, c’est de pouvoir accéder en conscience aux différents tattvas. A partir des plus superficiels qui caractérisent l’individu ou jīva – comme les éléments matériels, les liquides, les gazeux, etc. – on accède aux plus profonds, qui concernent le soi ultime, ou śiva – qui est le tattva dont tous les autres procèdent, et qui est commun à chacun de nous.
Le shivaïsme du Cachemire explique le processus qui mène jīva à reconnaître son identité à śiva. Lorsque cette identification est parfaite, on dit que l’individu est libéré. Il est alors appelé jivanmukta. Dans ce cas, tous les tattvas, se chevauchent exactement ; il n’y alors plus de différence entre le soi individuel et le soi ultime. Chez certaines personnes, cette identification peut être subite. Chez d’autres, elle se déroule par étapes, quand le soi individuel s’identifie progressivement au soi ultime en passant par les niveaux les plus élevés, ou disons les plus profonds, de la conscience.
Relations au corps
Un des faits remarquables qui marquent les étapes de ce processus, c’est un changement drastique dans la conscience du corps. En effet, à chacun des degrés de conscience, à chaque tattva, le soi fait l’expérience d’un environnement direct particulier, avec lequel il est en relation et auquel il s’identifie plus ou moins. Cet environnement, c’est son corps. A chacun des degrés de conscience correspond donc une compréhension distincte du corps.
On peut ainsi dire que le degré de conscience de soi est le sceau de la relation à notre environnement. Le corps, quant à lui, est la manifestation de cette relation.
Reste à savoir ce que l’on entend exactement par la notion de corps. Les shivaïtes du Cachemire distinguent trois corps, ou disons, trois dimensions ou perceptions du corps, qu’ils nomment śarīras. Le śarīra le mieux connu de la majorité d’entre nous, c’est stūhlaśarīra. C’est le corps tangible, matériel, le corps physique. Dans le sens du rapprochement à śiva, on a ensuite sūkmaśarīra – le corps subtil ou astral. La conscience de ce corps est encore relativement accessible. Enfin, on trouve kāraaśarīra, le corps causal ou divin, dont les deux autres procèdent, et auquel seuls certains yogins avancés ont accès. L’expérience d’un corps ou d’un autre est évidemment liée au degré de conscience, c’est-à-dire au tattva, auquel se trouve l’observateur. Au même titre que les tattvas, ces corps coexistent en chacun de nous et se télescopent.
Expérience des trois corps
Mais au fond, à quoi ressemble l’expérience de ces trois corps ?
Lorsque je suis en stūhlaśarīra, je suis ce corps que vous voyez en face de vous. Je suis ce corps qui se meut, qui vit, avec un cœur de chair. Je suis ce corps, qui était petit, qui a grandi, qui est le plus souvent en bonne santé, mais qui peut tomber malade, et qui finalement déclinera, s’éteindra, et se décomposera en particules infimes. Je suis ce corps physique et unique, un objet parmi d’autres.
Lorsque je suis en sūkmaśarīra, le corps subtil, je suis encore attaché à la dimension physique de mon corps. Je suis les différents états de la matière, les liquides, les gazeux, je suis ce cœur qui bat, et ces quelques litres de sang en circulation constante. Je suis l’éther dans lequel s’inscrit la matière. En sūkmaśarīra, je suis le lieux de l’événement des sens, ou de la perception – l’odorat, le goût, la vue, le toucher, l’ouïe – ainsi que les actions essentielles qui m’animent – la procréation, l’excrétion, le mouvement, la capacité de donner et recevoir, la parole. Je suis aussi les organes mentaux qui créent la connaissance à partir de la perception – le nez (qui crée les odeurs), la langue (qui crée les goûts), les yeux (qui créent la forme), la peau (qui crée les sensations) et les oreilles (qui créent les sons). Et puis, en continuant de monter en subtilité, je suis mes facultés mentales : je suis le mental qui crée le flot des pensées ; je suis l’intellect qui réfléchit, et juge les pensées et les actions ; et je suis l’ego qui attribue ces pensées et ces actions à l’individu que je suis. En sūkmaśarīra, mon corps subtil est toujours objet, mais je deviens de plus en plus consciente de ma propre subjectivité. Ces sensations, ces émotions, ces pensées, je les éprouve, mais me sont-elles uniques ?
Il faut savoir que quand je suis en sūkmaśarīra, plus je monte en subtilité, plus je me détache de mon corps tangible. Je me trouve bientôt à un carrefour où je peux choisir de m’identifier à mon corps matériel ou à mon corps divin. Comme chacun d’entre nous, je peux tendre vers le haut, vers le fond, et tenter de dépasser, transcender, les limitations, littéralement les "cuirasses" (kañcukas) qui bornent ma conscience en tant qu’individu. Ce sont ces cuirasses qui donnent l’illusion que le soi est incomplet, alors qu’il est complet et se suffit à lui-même, l’illusion aussi qu’il est limité dans la connaissance, alors qu’il est omniscient, l’illusion qu’il est limité dans le temps, alors qu’il est éternel, et enfin l’illusion qu’il est limité dans l’espace, alors qu’il est omnipénétrant. Toutes ces limitations émanent de māyā, la grande illusion qui empêche jīva, le soi individuel, de connaître sa véritable nature, qui est śiva.
Lorsque par grâce, māyā a été dissolue, le soi entre dans la conscience de kāraaśarīra, le corps divin, ou corps causal, qui est, précisément, la cause des deux autres corps. C’est le corps infini et éternel. Là, le soi a reconnu sa véritable identité divine. Le corps n’est plus objet, il est complètement sujet puisqu’il s’étend à tout l’univers. Le soi crée, maintient et détruit l’univers, ce corps infini. Dans les tattvas inférieurs qui caractérisent ce corps universel, il reste une trace subtile d’objectivité, un vague sentiment de séparation d’avec l’univers, l’univers qui à ce stade apparaît d’abord illusoire, puis comme une création émanant de soi. Dans les tattvas supérieurs, cette illusion, cette impression de séparation, disparaît progressivement. A la fin – qui est aussi le début – il ne reste que soi, que le soi.
Ce processus se trouve décrit en résumé dans le Vijñānabhairavatantra, aux ślokas 106 à 109 : "La perception du sujet et de l’objet est la même chez tous les êtres nantis d’un corps. Mais ce qui caractérise les yogins c’est leur attention ininterrompue à l’union (du sujet et de l’objet). / Que même dans le corps d’autrui on saisisse la conscience comme dans le sien propre. Se désintéressant de tout ce qui concerne son corps, en (quelques) jours on devient omnipénétrant. / Ayant libéré l’esprit de tout support, qu’on cesse de penser selon une pensée dualisante. Alors, O (femme) aux yeux de gazelle ! l’état de Bhairava (réside) dans le fait que le Soi devient le Soi absolu. / Quand on se renforce dans la (réalisation) suivante : ‘Je possède les attributs de Śiva, je suis omniscient, tout-puissant et omnipénétrant ; je suis le Maître suprême et nul autre’, on devient Śiva."
Notes :
(1) Voir par exemple le Sanskrit Heritage Dictionary sur
http://sanskrit.inria.fr/DICO
(2) On trouve des tableaux systématiques des tattvas aux liens suivants (accédés en novembre 2006) :
http://www.himalayanacademy.com/resources/books/
dws/dws_r8_charts-tattvas.pdf
http://www.himalayanacademy.com/resources/books/
dws/dws_r8_charts-cosmology.pdf
Ariane Hentsch Cisneros
_____________________________________
Résumés
Corps humain, corps divin. Une expérience shivaïte
De mon point de vue, une des clés majeures pour comprendre le shivaïsme du Cachemire est ce qu’on désigne dans cette tradition comme "la conscience de soi".
On peut définir ou décrire cette conscience de soi comme la conscience que l’on a d’être soi-même. C’est à la fois simple et difficile à saisir. Ce n’est pas une connaissance intellectuelle ou un ensemble de sensations, c’est plutôt, disons une perception de la présence en soi.
Cette conscience n’est pas limitée, et de loin, à sa forme ordinaire. En réalité, elle se "décline" de nombreuses façons entre le soi individuel (i.e. l’ego) qui se limite à la personne, et le Soi ultime (i.e. Śiva) qui est la dimension divine unique qui nous habite tous. Il y a donc une ribambelle de "soi", de niveaux ou degrés de conscience. Ce qui est magnifique, c’est que nous avons l’immense privilège d’avoir accès à ces différents "soi" qui coexistent en nous.
Mais que sont au juste ces niveaux ? Et comment les reconnaît-on ?
Lorsqu’on parle de conscience de soi, il y a logiquement un soi observé et un soi observateur (i.e. le soi qui perçoit). Le shivaïsme enseigne que le soi observateur est situé à un degré de conscience plus élevé, ou disons plus profond que le soi observé. "Si je peux m’observer moi-même, c’est donc qu’il y a une partie de moi qui est plus profondément moi-même que cette autre partie de moi que j’observe."
D’un autre côté, on peut aussi dire que l’objet et le sujet de la conscience de soi sont situés à un même niveau, étant donné que seul un observateur ayant atteint une certaine profondeur de vue pourra véritablement "voir" les niveaux profonds ou élevés de la conscience. Autrement dit, le soi observé est celui à qui l’observateur s’identifie. Comme il s’y identifie, l’observateur est donc logiquement à la fois ce qu’il pense ou découvre être et ce qu’il observe comme étant soi-même. Le soi observé et le soi observateur ne sont donc qu’un. Si on les distingue, c’est uniquement pour les besoins de l’enseignement.
Le shivaïsme du Cachemire en général, et l’école du Trika en particulier, expliquent de manière très fine le processus qui mène le soi individuel, qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace, à reconnaître son identité au Soi ultime, qui est infini et hors du temps. Le yogin est dit "libéré" lorsque l’identification du soi individuel et du Soi ultime est parfaite. Cette libération peut être subite, ou se dérouler par paliers, quand le soi s’identifie au Soi ultime par étapes, lors d’une progression d’un niveau à un autre de la conscience.
Un des faits remarquables qui marquent les étapes de ce processus est un changement drastique dans la conscience que l’on a du corps. En fait, il y a une perception du corps sous-jacente à chacun des degrés de conscience. Pour schématiser, les Cachemiriens distinguent trois dimensions du corps, qu’ils appellent simplement des "corps" (śarīra). Ces corps coexistent et ne font qu’un, mais on les distingue, encore une fois, pour les besoins de l’enseignement. Il s’agit du corps grossier (sthūla), du corps subtil ou astral (sūkshma) et du corps causal (kārana).
Human Body, Divine Body. A Shaivite Experience
In my view, one of the main keys to understanding Kashmiri Shaivism lies in what this tradition calls "consciousness of the self".
We can define or describe this self awareness as the consciousness one has of being oneself. This notion is both simple and hard to understand. It is not an intellectual consciousness nor a series of sensations. Rather, we can say, it is the perception of presence in oneself.
This consciousness is not at all limited to its ordinary form. It can actually be "declined" in many fashions, starting from the individual self (the ego) which is limited to the person, on to the ultimate Self (Shiva) which is the unique divine dimension that inhabits us all. There is thus a chain of "selfs", in other words levels or degrees of consciousness. And it is magnificent to think that we are immensely privileged to have access to these different "selfs" that co-exist in us.
But what are these levels exactly? And how can we recognise them?
When we speak of consciousness of the self, logically there has to be an observed self and an observing self (i.e. the perceiving self). Shaivism teaches that the observing self is situated at a higher, or we could say deeper, level of consciousness than the observed self. "If I can observe myself, this means there is a part of me that is more deeply myself than this other part of me that I observe."
On other hand, you can also say that both the object and the subject of this consciousness are situated at the same level, since only an observer who has reached a sufficiently deep level of seeing can truly "see" the higher (or deeper) levels of consciousness. In other words, the observed self is the one with whom the observer identifies. As he identifies with this self, it follows that the observer is both what he thinks or discovers to be and what he observes as being himself. The observed and observing self are thus one and the same. When we make a distinction between the two, this is merely to facilitate learning of the concepts.
Kashmiri Shaivism in general, and the Trika school in particular, provide very detailed explanation of the process that leads the individual self, situated in time and space, to recognise its identity with the ultimate Self, which is infinite and beyond time. The yogi is said to be "liberated" when the identification between the individual self and ultimate Self is perfect. This liberation can be immediate, or can come about through various stages – when the self comes to identify with the ultimate Self by progressing from one level of consciousness to another.
One noticeable aspects marking the steps of this process is a drastic change in the consciousness one has of one's body. A certain perception of the body underlies each level of consciousness. To summarise, the Kashmiris distinguish three bodily dimensions which they simply call "bodies" (śarīra). These bodies co-exist and are one, but they can be distinguished, again for teaching purposes, as follows: the coarse, or gross, body (stūhla), the astral, or subtle, body (Sukshma) and the causal body (karana).
No comments:
Post a Comment